9

L’avocat se présenta sous le nom de Wellington. Il avait peint son front d’une mince couche de laque plastique pour dissimuler la marque de son tatouage, mais le signe apparaissait si l’on regardait avec attention. Et sa voix était celle d’un androïde.

Il posa avec beaucoup de soin son chapeau sur la table, s’assit précautionneusement dans un fauteuil et mit sa serviette sur ses genoux. Il tendit un rouleau de papier à Sutton.

— Votre journal, monsieur, dit-il. Il était à votre porte. J’ai pensé que vous pourriez avoir envie de le lire.

— Merci, dit Sutton.

Wellington toussota.

— Vous êtes bien Asher Sutton ? demanda-t-il.

Sutton acquiesça.

— Je représente un certain robot qui était plus connu sous le nom de Buster. Vous vous souvenez peut-être de lui ?

Sutton se pencha vivement en avant.

— Si je me souviens de lui ? Voyons, il a été un second père pour moi. Il m’a élevé après que mes parents furent morts tous les deux. Il a été dans ma famille depuis près de quatre mille ans.

Wellington toussota de nouveau.

— Tout à fait exact, dit-il.

Sutton s’enfonça dans son fauteuil, écrasant le journal dans son poing.

— Ne me dites pas que…

Wellington fit un geste apaisant.

— Non, il n’a pas d’ennuis. Enfin, pas encore. Sauf si vous décidez de lui en faire.

— Que lui est-il arrivé ? demanda Sutton.

— Il s’est enfui.

— Grand Dieu ! Il s’est enfui. Et où cela ?

Wellington se tortilla, mal à l’aise dans son fauteuil :

— Vers l’une des étoiles de la Tour, je crois.

— Mais, objecta Sutton, c’est très loin. Presque aux extrêmes confins.

Wellington hocha la tête :

— Il s’est acheté un corps tout neuf et un astronef et l’a équipé de tous les approvisionnements nécessaires.

— Avec quoi ? questionna Sutton. Buster n’avait pas d’argent.

— Oh ! si, il en avait. De l’argent qu’il avait économisé – comment avez-vous dit ? – depuis quatre mille ans ou à peu près. Des pourboires d’invités, des cadeaux de Noël, une chose ou une autre. Tout cela s’additionne… en quatre mille ans. Placé à intérêts, vous comprenez ?

— Mais pourquoi ? demanda Sutton. Qu’a-t-il l’intention de faire ?

— Il a obtenu une concession sur une planète. Il n’est pas parti subrepticement. Il s’est enregistré comme colon, afin que vous puissiez le retrouver si vous le désirez. Il a utilisé le nom de votre famille, monsieur. Cela le gênait un peu. Mais il espérait que cela ne vous ennuierait pas.

Sutton secoua la tête :

— Mais pas du tout, dit-il. Il a bien droit à ce nom, au moins autant que moi.

— Donc, cela ne vous gêne pas. Toute cette affaire, je veux dire. Après tout, il vous appartenait.

— Non, dit Sutton, cela ne m’ennuie pas. Mais j’espérais bien le revoir. J’ai appelé notre vieille maison, mais ça ne répondait pas. J’ai pensé qu’il était peut-être sorti.

Wellington fouilla dans la poche intérieure de sa veste.

— Il a laissé une lettre pour vous, dit-il en la tendant.

Sutton la prit. Son nom était écrit sur l’enveloppe.

— Il m’a aussi laissé en garde une vieille malle, ajouta Wellington. En disant qu’elle contenait certains vieux papiers de famille que vous pourriez trouver intéressants.

Sutton resta assis en silence, le regard perdu dans la pièce, sans rien voir.

Il y avait un pommier devant la porte. Chaque année, le jeune Ash Sutton mangeait toujours ses pommes quand elles étaient encore vertes et Buster l’avait soigné à chaque fois, puis l’avait corrigé et lui avait appris à faire mieux attention à son organisme. Et quand le gosse qui habitait un peu plus bas sur la route l’avait rossé alors qu’il revenait de l’école, ç’avait été Buster qui l’avait emmené dans la cour de derrière et lui avait appris comment on se bat autant avec sa tête qu’avec ses poings.

Sutton serra les poings inconsciemment, en se rappelant son sentiment de satisfaction, ses jointures rougies. Le gosse du bas de la route, il s’en souvenait, avait soigné un œil poché pendant une semaine, et puis il était devenu son meilleur ami.

— À propos de la malle, monsieur, dit Wellington. Voulez-vous qu’elle vous soit livrée ?

— Oui, dit Sutton, s’il vous plaît.

— Elle sera ici demain matin.

L’androïde ramassa son chapeau, et se leva :

— Permettez-moi de vous remercier, monsieur, pour mon client. Il m’avait bien dit que vous seriez compréhensif.

— Pas compréhensif, dit Sutton. Simplement juste. Il a pris soin de nous pendant de longues années. Il a bien mérité sa liberté.

— Au revoir, monsieur, dit Wellington.

— Au revoir, et merci beaucoup.

L’une des sirènes sifflota impertinemment à l’adresse de Sutton.

— Un de ces jours, ma jolie, lui dit-il, tu feras cela une fois de trop.

Elle lui fit un pied de nez et plongea dans la fontaine.

La porte se referma derrière Wellington.

Lentement, Sutton ouvrit la lettre, en lissa l’unique feuillet :

Cher Ash, je suis allé voir M. Adams aujourd’hui et il m’a dit qu’il craignait que vous ne reveniez pas, mais je lui ai dit que je savais que vous reviendriez. Je n’agis donc pas ainsi en croyant que vous ne reviendrez pas et que vous n’en saurez jamais rien… car je sais que vous reviendrez. Depuis que vous m’avez quitté pour voler de vos propres ailes, je me suis senti vieux et inutile. Dans une galaxie où il y a tant de choses à faire, je ne faisais rien. Vous m’aviez dit que vous vouliez simplement que je continue de rester dans la vieille maison et que je ne me fasse aucun souci. Je savais que vous disiez cela parce que vous étiez bon et que vous ne vouliez pas me vendre même si je ne vous servais plus à rien. Aussi je vais faire quelque chose que j’ai toujours eu envie de faire. Je vais m’installer sur une planète. Elle a l’air agréable et je devrais pouvoir y faire quelque chose. J’arrangerai mon domaine et je me bâtirai une maison et peut-être un jour viendrez-vous m’y rendre visite.

Votre Buster.

P.S. : Si jamais vous avez besoin de moi, vous pourrez savoir où je suis au bureau de la colonisation.

Doucement, Sutton replia la feuille et la mit dans sa poche.

Assis dans son fauteuil, il écouta vaguement le murmure du ruisseau qui coulait à travers le paysage, au-dessus de la cheminée. Un oiseau chanta, un poisson sauta dans l’eau calme d’un méandre du ruisseau, presque à la limite de la fresque animée.

Demain, se disait-il, je verrai Adams. Peut-être arriverai-je à savoir s’il est derrière ce qui est arrivé. Quoique, pourquoi y serait-il ? Je travaille pour lui. J’exécute ses ordres. Il secoua la tête. Non, ce ne pouvait pas être Adams.

Mais il fallait que ce soit quelqu’un. Quelqu’un qui l’attendait à l’affût, qui à présent même le guettait.

Il haussa mentalement les épaules, prit le journal et l’ouvrit.

C’était La Presse Galactique et, depuis vingt ans, sa présentation n’avait pas changé. Des colonnes traditionnelles d’impression grise du haut en bas de la page, interrompues seulement par des titres laconiques. Les informations terriennes commençaient en haut et à gauche de la première page, suivies par les informations martiennes, par les informations vénusiennes, la colonne consacrée aux astéroïdes, la colonne et demie des satellites de Jupiter… puis les planètes plus lointaines. Les informations venant du reste de la galaxie se trouvaient dans les pages intérieures. Un paragraphe ou deux pour chaque nouvelle. Comme les vieilles colonnes de nouvelles locales dans les journaux de province, bien des siècles auparavant.

Néanmoins, se dit Sutton, en ouvrant largement le journal, c’était la seule manière de s’en tirer. Il y avait tellement d’informations… des informations à propos de tant de mondes, de tant de secteurs de la galaxie… des nouvelles concernant des humains, des nouvelles concernant des androïdes, des robots, des nouvelles concernant des extraterrestres. Chacune devait être résumée, condensée, comprimée, chaque mot devait en remplacer cent.

Il existait d’autres journaux, bien entendu, qui couvraient des secteurs particuliers et ceux-là donnaient les nouvelles locales avec beaucoup plus de détails. Mais sur la Terre, on avait besoin d’informations sur l’ensemble de la galaxie… car la Terre était la capitale de la galaxie… une planète qui n’était qu’une capitale… une planète qui ne produisait pas de nourriture, qui ne permettait aucune industrie, qui ne s’occupait que de gouverner. Une planète dont chaque parcelle était l’œuvre de paysagistes et soignée comme une pelouse, un parc ou un jardin.

Sutton parcourut du regard la colonne des nouvelles de la Terre. Une secousse tellurique dans l’est de l’Asie. Une nouvelle ville sous-marine pour le logement des représentants ou des fonctionnaires de mondes recouverts par les eaux. La livraison de trois nouveaux vaisseaux interstellaires pour la ligne du Secteur 19. Et puis…

Asher Sutton, agent spécial de la Sûreté Galactique, est rentré aujourd’hui de 61 du Cygne où il avait été envoyé, il y a vingt ans. Tout espoir de le voir revenir avait été abandonné depuis plusieurs années. Dès son atterrissage, une garde a été établie autour de son astronef et il s’est cloîtré aux Armes d’Orion. Toutes les tentatives de le joindre pour en obtenir une déclaration ont échoué. Peu après son arrivée, il a été défié en duel par Geoffrey Benton. M. Sutton a choisi le pistolet, sans cérémonie.

Sutton relut l’entrefilet. Toutes les tentatives de le joindre…

Herkimer avait dit que des reporters et des photographes attendaient dans le hall et, dix minutes plus tard, Ferdinand avait juré qu’il n’y en avait pas. Il n’avait pas eu d’appels au vidéophone. On n’avait pas essayé de le joindre. Ou avait-on essayé ? Les tentatives avaient été adroitement stoppées. Stoppées par la même personne qui l’avait guetté, le même pouvoir qui était présent dans l’appartement quand il en avait franchi le seuil.

Il laissa tomber le journal et réfléchit.

Il avait été défié par l’un des meilleurs duellistes de la Terre, sinon le meilleur.

Le vieux robot de sa famille s’était enfui… ou avait été persuadé de s’enfuir.

Les tentatives de la presse pour le joindre avaient été bloquées… froidement.

Le vidéophone bourdonna et il sursauta.

Un appel.

Le premier depuis qu’il était arrivé.

Il se retourna dans son fauteuil et appuya sur la touche.

Un visage de femme apparut. Des yeux d’un gris de granit et un teint de magnolia, l’auréole d’une chevelure de cuivre.

— Je m’appelle Eva Armour, dit-elle. C’est moi qui vous avais demandé de m’attendre dans l’ascenseur.

— Je vous ai reconnue, dit Sutton.

— Je vous appelle pour vous faire des excuses.

— Ce n’est pas nécessaire…

— Mais si, monsieur Sutton. Vous avez cru que je me moquais de vous et vraiment je n’y songeais pas.

— J’avais un air bizarre, dit Sutton. Vous aviez le droit de rire.

— Voulez-vous m’inviter à dîner ? demanda-t-elle.

— Certainement. J’en serais enchanté.

— Et m’emmener quelque part ensuite, suggéra-t-elle, pour finir la soirée.

— Avec plaisir.

— Je vous rejoindrai dans le hall à 7 heures, dit-elle, et je ne serai pas en retard.

L’écran du vidéo s’éteignit et Sutton se raidit dans son fauteuil.

Pour finir, avait-elle dit. Et il craignait bien qu’elle pût avoir raison.

Pour finir… se dit-il en lui-même, tu auras de la chance si tu es encore vivant demain.

Dans le torrent des siècles
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